La région éthiopienne du Tigré est en proie à un violent conflit, au cours duquel les viols et violences sexuelles sont utilisés comme des armes de guerre. Les Nations Unies ont pourtant fait de ce sujet l’une de leurs priorités, portée par la militante yézidie et prix Nobel de la paix Naria Murad, qui défend aussi la cause des Lai Dan Hai, ces femmes vietnamiennes violées par des soldats sud-coréens
C’est un de ces conflits oubliés et, précisément parce qu’il passe largement sous les « radars » des médias occidentaux, d’autant plus cruel pour ses victimes dont personne n’entend les cris. Depuis plusieurs mois fait ainsi rage une guerre opposant, dans la région du Tigré, un territoire à cheval entre l’Ethiopie, l’Érythrée et le Soudan, l’armée éthiopienne aux forces autonomistes tigréennes. Plusieurs milliers de personnes vivant dans cette région montagneuse de la Corne de l’Afrique ont péri, des centaines de milliers d’autres ont été contraintes de fuir leur foyer. Un chaos qui entretient une situation de famine, sur lequel prolifèrent les pires atrocités et dont profitent des factions armées des deux camps en présence, commettant des exactions sur les populations civiles abandonnées à leur sort.
« La violence sexuelle est utilisée dans ce conflit comme une arme de guerre »
Sans parler des meurtres et saccages commis dans la région, des centaines, voire des milliers de cas de viols et d’agressions sexuelles ont été rapportés depuis le début du conflit en novembre 2020. Selon le Dr Fasika Amdeselassie, responsable de la santé publique de l’administration provisoire du Tigré, au moins 829 cas d’agressions sexuelles ont été signalés dans cinq hôpitaux éthiopiens. Des structures médicales qui recensent également de nombreux cas d’avortements ou de blessures consécutives à des viols, ainsi que quantité de traumatismes psychologiques. « De nombreux cas présentent des symptômes de stress post-traumatique, ainsi que des traumatismes génitaux, témoigne dans la presse un médecin local. J’ai même vu une patiente qui était séropositive ». Ces actes, qui ne font pour l’heure l’objet d’aucune enquête indépendante, seraient pourtant qualifiables de crimes de guerre.
Systématiques, innombrables et presque impossibles à endiguer, relater et punir dans cette région reculée et difficile d’accès, les violences sexuelles seraient ainsi utilisées comme une véritable arme de guerre dans le conflit ensanglantant le Tigré, a récemment affirmé le responsable de l’aide humanitaire de l’ONU, Mark Lowcock. « Près d’un quart des rapports reçus (…) font état de viols collectifs, plusieurs hommes agressant la victime ; dans certains cas, les femmes sont violées à plusieurs reprises pendant plusieurs jours. Des filles âgées d’à peine huit ans sont prises pour cibles », dénonce le haut responsable. Sa conclusion est aussi limpide que glaçante : alors que « le conflit n’est pas terminé et (que) les choses ne s’améliorent pas », « il ne fait aucun doute que la violence sexuelle est utilisée dans ce conflit comme une arme de guerre ».
Ethiopie, Lai Dai Han, Nigeria, Kosovo… Les viols de guerre toujours d’actualité
La question des violences sexuelles comme arme de guerre figure pourtant parmi les priorités de la communauté internationale. En avril 2019, le Conseil de sécurité de l’ONU a ainsi adopté une résolution destinée à lutter contre ce phénomène. Voté par 13 voix et deux abstentions (Russie et Chine), le texte, initialement présenté par l’Allemagne, a été âprement discuté, avant d’être, selon la majorité des observateurs, vidé de sa substance sous la menace d’un veto des Etats-Unis – alors dirigés par une administration Trump bien décidée à ne pas froisser sa base électorale la plus conservatrice. Au cours du débat, les deux prix Nobel de la Paix Denis Mukwege et Nadia Murad ont pris la parole : « qu’attend la communauté internationale pour rendre justice aux victimes ? », a lancé le gynécologue congolais ; « pas une seule personne n’a été traduite en justice pour esclavage sexuel », a quant à elle déploré la militante irakienne d’origine yézidie.
« Nous prononçons des discours à l’ONU mais aucune mesure concrète ne suit », a encore déclaré Nadia Murad. Celle qui a été réduite en esclavage par les djihadistes de l’organisation terroriste Etat islamique, avant de parvenir à s’enfuir et de devenir la porte-parole des femmes victimes de violences sexuelles, a conclu son intervention par ces mots : « Si nous n’agissons pas maintenant, il va être trop tard ». Un avertissement qui fait écho au combat de la jeune Yézidie en faveur des Lai Dai Han, ces femmes – et leurs enfants nés de viols – violées pendant la guerre du Vietnam par des soldats sud-coréens, qui étaient déployés aux côtés des militaires américains. Plusieurs décennies après la fin du conflit, Séoul refuse encore et toujours de reconnaître la responsabilité de ses troupes dans les violences sexuelles perpétrées contre les femmes et filles vietnamiennes, dont les survivantes continuent de souffrir d’exclusion au sein de leur propre pays. Une cause pour laquelle la prix Nobel de la Paix 2018 s’est fortement engagée, notamment en s’engageant auprès de l’association « Justice for Lai Dai Han » avec laquelle elle a travaillée pour mettre sur pied le « code Murad », un protocole international destiné à faciliter la récolte de preuve dans la lutte contre les violences sexuelles en tant de guerre.
Car comme le rappelle Nadia Murad, et comme la triste actualité au Tigré le confirme, la question des violences sexuelles et du viol comme arme de guerre demeure brûlante. Ainsi au Nigeria, ou les combattants du groupe terroriste Boko Haram « violent les femmes et les filles et leur font subir d’autres violences sexuelles lors de leurs attaques », selon l’antenne locale de l’ONG Amnesty International, selon laquelle les populations ciblées « luttent pour que les horreurs qu’elles ont subies soient reconnues et que des réponses soient apportées ». L’Europe n’est pas épargnée : au Kosovo, des milliers de femmes violées pendant la guerre qui a ravagé le pays à la fin des années 1990 se battent toujours pour obtenir la pension à laquelle leur statut de victime leur donne droit. Avec, comme au Tigré ou en Asie du Sud-Est, la même problématique : « le sujet n’est plus tabou », selon une militante kosovare, mais « la stigmatisation reste énorme ».