Côte d'Ivoire et Afrique occidentale
Sahel : un meilleur contrôle des budgets de Défense pour une lutte plus efficace contre le terrorisme ?

Au Sahel, les attaques terroristes ont causé plus de 4 000 morts en 2019, soit 500 % de plus qu’en 2016, alertait l’ONU en février dernier. A la peine dans leur lutte contre le terrorisme, les pays de la région, qui font également face à des cas de corruption, doivent commencer par assainir la gestion de leurs budgets Défense.

1 milliard de dollars. Voilà ce qu’a dépensé le Niger en matériel militaire entre 2011 et 2019, alors que plusieurs factions djihadistes et rebelles émaillent la région du Sahel, véritable poudrière depuis quelques années. Problème : près d’un tiers de cette somme s’est perdu dans les méandres de marchés d’armes internationaux plus ou moins frauduleux, à cause de fonctionnaires et de courtiers corrompus.

C’est ce qu’il faut retenir de l’audit gouvernemental confidentiel conduit en février 2020 par l’Inspection générale des armées, un organisme indépendant de contrôle, auquel l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), un consortium de journalistes d’investigation fondé en 2006, a pu avoir accès. Selon le compte rendu, 76 milliards de francs CFA (116 millions d’euros) auraient ainsi été détournés dans le cadre de contrats d’armements passés par l’Etat nigérien, entre 2014 et 2019, menant à l’un des plus gros scandales politico-financiers de l’histoire du pays.

Manque de transparence

Les auditeurs de l’Inspection générale des armées ont par exemple découvert qu’une grande partie du matériel provenant d’entreprises internationales – des entreprises de Défense publiques russes, ukrainiennes et chinoises notamment – était nettement « surévalué »« pas réellement livré » ou « acheté sans passer par un processus d’appel d’offres »indiquait l’OCCRP début août. Qui rappelait également que « le pays est devenu un allié clé des Etats-Unis dans la lutte contre [les groupes djihadistes au Sahel] », Washington aidant l’armée du Niger à devenir « l’une des plus formidables puissances militaires de la région ».

Seulement, les pays sahéliens sont à la peine, aujourd’hui, pour venir à bout des combattants de Boko Haram – la principale force armée rebelle de la région. Et Niamey ne voit clairement pas d’un bon œil que des cols blancs – aux premiers rangs desquels le célèbre marchand d’armes Aboubacar Hima et l’entrepreneur en construction Aboubacar Charfo – détournent des fonds destinés à la lutte contre le terrorisme. En 2016, le Niger a d’ailleurs revu sa loi sur la sécurité nationale de 2013, qui avait « autorisé », par son manque de transparence, de tels excès.

Excès auxquels doit également faire face le Ghana, pays d’Afrique de l’Ouest lui aussi confronté à la menace terroriste, à cause d’un homme d’affaires franco-libanais, François Gontier, raider patenté ayant fait des matières premières africaines sa niche principale. Ici, pas de minerais ou de pétrole, mais de l’équipement militaire, et des jumelles et longues-vues infrarouges en particulier, vendues par l’homme d’affaires à l’armée ghanéenne pour quelque 22 millions de dollars.

« Utilisation rationalisée des ressources »

« La transaction de Gontier a soulevé l’ire de l’opposition parlementaire, l’été dernier, précise le média spécialisé Africa IntelligenceUn rapport du comité des finances du Parlement ghanéen détaillait en effet les commandes passées à la Financière Duc [le « véhicule » utilisé par François Gontier pour la transaction, ndlr] par les Ghana Armed Forces, et notamment un lot de 1 500 jumelles de vision nocturne acquises à 6 850 dollars la pièce, sans coût de transport ni assurance, alors que le même matériel est disponible dans le commerce pour 500 dollars la paire ».

Un second papier d’Africa Intelligence, publié ce 26 aout, nous apprend que « la Public Procurement Authority avait timidement demandé en décembre au ministère de la Défense de négocier avec la Financière Duc une remise de 5 % sur le prix du matériel, ce qui aurait fait passer le coût de l’achat de 22,08 millions $ à 20,97 millions $ », demande rejetée par le ministère. La transaction a finalement été conclue entre ce dernier, François Gontier et Hind Bennissi, qui a géré le projet pour le compte de la Financière Duc. La société, créée il y a un peu plus d’un an par Jean-Luc Heuzer, collaborateur de François Gontier, aurait par ailleurs «  bénéficié du soutien actif de l’homme d’affaires Nicky Wilson, proche du New Patriotic Party, au pouvoir ». Elle n’avait jamais, auparavant, réalisé la moindre opération commerciale, précise Africa Intelligence, qui rappelle que François Gontier fait l’objet de nombreuses poursuites dans d’autres affaires, notamment pour abus de biens sociaux et blanchiment.

Tout cela pourrait sembler anecdotique si les conséquences de ces errements n’étaient si graves. La guerre contre le terrorisme ne se gagne pas seulement sur le terrain, mais aussi, dans un premier temps, dans les budgets dévolus à la Défense et dans leur bonne gestion. Pour Niagalé Bagayoko, politologue française spécialiste des questions de sécurité en Afrique, il convient ainsi de revoir la stratégie d’investissements publics des pays sahéliens. Selon elle, « les secteurs de Sécurité et de Défense ne sont pas suffisamment intégrés dans le processus de gestion budgétaire des gouvernements. Trop souvent, les ministères de la Défense ne sont pas concernés […] par […] l’utilisation rationalisée des ressources ».

Par effet ricochet, « les différentes affaires survenues au Niger, au Mali et au Burkina Faso [où des cas de corruption ont été mis au jour, ndlr] risquent à plus ou moins long terme de nuire aux nombreux appels lancés par leurs dirigeants pour que la communauté internationale augmente l’assistance qu’elle leur apporte en matière de défense et de sécurité », ceci afin de les aider dans leur lutte contre les groupes djihadistes en particulier. En d’autres termes : si les pays du Sahel continuent de permettre la corruption dans leur secteur de la Défense, ils n’auront plus accès aux financements dont ils ont pourtant cruellement besoin.

« Gouvernance démocratique »

Pour y remédier, Niagalé Bagayoko estime qu’il faut en passer par la « gouvernance démocratique ». Ce qu’essaient de mettre en place certains pays, où les « institutions supérieures de contrôle », comme les Cours des comptes, gagnent petit à petit un droit de regard « en matière de suivi de la gestion publique et de la régularité des dépenses de Défense et de Sécurité ». Au Mali, par exemple, il existe un Bureau du Vérificateur général (VEGAL), créé en 2003, chargé de lutter contre la corruption, la mauvaise gestion et la délinquance économique et financière, qui « a joué un rôle majeur dans le lancement d’investigations en la matière », rappelle Niagalé Bagayoko.

Outre la sphère institutionnelle, la politologue de mentionner les actions de la société civile, qui, à force d’interpellations, parvient çà et là à peser dans le contrôle public du secteur de la défense et de la sécurité. C’est le cas au Mali, encore, où on lui doit le lancement d’une Plateforme contre la corruption et le chômage, afin de mener une « campagne active » pour dénoncer les malversations survenues dans l’achat d’équipements militaires. Au Burkina Faso également, l’arrestation de l’ex-ministre de la Défense, Jean-Claude Bouda, pour corruption et enrichissement illicite, est surtout due à la mobilisation de la société civile.

Au Niger, enfin, rappelons que c’est cette même société civile, de concert avec l’opposition, qui avait forcé le gouvernement à publier le rapport d’audit du ministère de la Défense nationale afin de le transmettre à la justice. L’organisation Alternative espace citoyen (AEC) s’était indignée, à l’époque, de ce que « des centaines de Nigériens ont perdu la vie sur les théâtres des opérations [anti-djihadistes] pendant que certains sont dans des bureaux climatisés en train de détourner des milliards de francs CFA ». Une injustice à laquelle le renforcement du contrôle des budgets Défense pourrait mettre fin.

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